Mémoires de la persistance
Sur Mémoires de Slobodan Pajic (Installation, 1996).
Le musée national d’art moderne présentait dans le cadre de Made in France, une installation de Slobodan Pajic : Mémoires. Mémoires nous fait entrer tout d’abord dans un espace noir qui nous laisse entrevoir le volume tout en lui donnant une étendue peu concrète. En son sien, trois projections diapositives et une cinématographique sur des écrans de télévision spécialement préparés. Et des sons, essentiels dans le contexte de l’installations, rythment brusquement et agressivement le jeu de la mémoire. Mémoires de la guerre, que notre siècle à travers le cinéma et la photographie a largement inculqué à nos cerveaux pour qui ces représentations tombent dans le cliché, dans le déjà-vu que la télévision affectionne tant.
Pajic travaille généralement en utilisant la recherche scientifique et pour cette pièce il a collaboré avec Thomson. Ses écrans sont recouverts d’un produit gardant la trace phosphorescente de l’image. “Les séquences projetées rappellent la façon dont les informations sont captées par la rétine et transmises vers le cortex visuel, dans lequel se forme la mémoire biochimique (basée sur un support moléculaire), de même l’écran mémorise l’image par un effet chimique de photo-luminescence”. Ainsi, les images une fois disparues sont restituées sur l’écran par la trace verdâtre de l’excitation photonique qu’elles ont produite.
Dans un premier temps, la projection cinématographique attire, par le son intriguant qu’elle émit (les orgues de Staline) et le mouvement saccadé d’images extrêmement contrastées qui se remplacent au fur et à mesure que leur trace photochimique s’efface de l’écran de télévision. Cette surface photogène nous rappelle l’image qui vient de passer (scène de combat, masque à gaz, avion qui bombarde, explosion...) et la laisse s’échapper quant, déjà, une autre d’un même ordre la remplace. La persistance de l’image comme métaphore de la persistance de la mémoire. La persistance évanescente comme symbole de l’illusion de la représentation fondée sur des médias dont la base est la réactivité chimique de leur support.
Ici interviennent les diapositives qui, dans la fureur de trois mécanismes d’enchaînement, stimulent notre oreille par un fracas rappelant des fusils d’un peloton d’exécution qui arme. En fait, à l’opposé de la projection cinématographique trois diapositives sont chargées et apparaissent, de biais, sur les écrans et débordent sur le mur. Face à face, les images, qui s’effacent et se superposent, se font front, images en mouvement saccadé et images fixes nous renvoient à notre approche de la guerre qui pour les générations européennes occidentales de cette fin de siècle n’existe que par ses représentations et notre mémoire collective. “Autant de réflexions sur l’image eidétique, sur les défaillances de la mémoire, sur le brouillage médiatique des événements. Autant de constats de l’impuissance du cerveau humain face à l’agression constante d’images.”
Dans le noir et le silence des images aux tons verdâtres qui disparaissent des écrans de télévision, le spectateur se confronte à sa propre réflexion sur sa mémoire et les représentations qui lui sont présentées sans cesse. Que penser et que croire quand les médias jouent de l’image qu’ils nous proposent pour nous conditionner? Quel recul critique avoir quand le rythme de l’offre nous échappe et s’articule par des jeux sons/images détournés? Quelle(s) mémoire(s) nous construisons-nous? Cette oeuvre, si on lui accorde le temps nécessaire, peut quelques peu nous aider à réfléchir à ces mécanismes d’élaboration. Une réflexion sur la mémoire et son processus, situé entre le biologique individuel et l’eidétique collectif.
Jean-Damien Colin Episodique 3 été 1997